mercredi

Скопже (Skopje and all that could have been)












Pour tout dire, ce texte a initialement été écrit sur un rouleau de pq. Il n'y a malheureusement pas d’arrière-plan sur ce blog pour le faire transparaître. Place donc à votre imagination, mais prenez garde, l’imagination est mère de toutes les frustrations.

Il est 20h30. A cette heure-ci, je devrais commander une deuxième bouteille de champagne, entouré d’une demi-douzaine de blondes – et d’une brunette pour faire bonne mesure – dans un bar branché de Skopje.

Quand on m’a proposé de suivre le responsable des achats dans son boulot à la capitale macédonienne, j’ai bondi sur l’occasion comme un fauve s’échappant du zoo de Berlin. D’habitude, j’ai plutôt tendance à refuser ce genre d’offre pour ne pas passer pour un touriste, un privilégié, un opportuniste. Cette fois cependant, mon cœur festif à crié Soirée Oh Yeah à Skopje, ça va être legen… wait for it… dary ! C’était l’ultime occasion, je ne reviendrai probablement jamais dans la région.

L’imagination est mère de toutes les frustrations. Mû par un enthousiasme qui m’est peu ordinaire, j’avais foncé sur le site de l’office du tourisme de la ville. La page était pauvre comme une ville post-communiste peut l’être. Il ne m’a pas beaucoup renseigné, mais j’envisageais de visiter le château médiéval et d’aller jeter un œil sur le pont pittoresque que le site présentait. Si le responsable des achats se faisait trop long, je l’aurais attendu en buvant des macchiati en terrasse, en fumant des clopes sur la grand place, sous l’immense enseigne Скопско.

Ensuite, nous serions allés faire bombance pour trois fois rien dans un grand restaurant, nous délectant de mets locaux arrosés d’un parfait Suhindol.

L’œil aiguisé par l’ivresse légère, nous aurions alors choisi avec justesse un antre de déchéance. Nous serions entrés avec vigueur et optimisme au БАИБИ. D’entrée de jeu, pour remercier le responsable des achats de m’avoir emmené, j’aurais offert la première tournée. Une bouteille de Roederer qui ne m’aurait probablement coûté que 1200 denars macédoniens.

Les bulles attirent les belles et rapidement, nous aurions été environnés de blondes slaves (et d’une brunette pour faire bonne mesure), des modèles en devenir, des démonstrations mathématiques vivantes de la constante des Balkans : c + 2S² = P/T (petit cul + gros seins = paradis sur terre).

Pour faire bonne impression, j’aurais entamé la conversation par des Добэя дэн ! какостэ ? Можэ імэ жэ Піакоа. Како сэ зовэс ? Suivi d’une gêne feinte, soulignée d’un Sorry, girls, that’s all I know about Macedonian, confirmant par-là les dires du chanteur :

Et quant au macédonien

C’est spécial, je te préviens

[…]

Si tu veux avoir la paix

T’emmerde pas, prends l’anglais

Grand prince, je les aurai arrosées d’une seconde bouteille de Roederer (à ce prix-là !), la situation aurait progressivement commencé à m’échapper, mais dans leur langue aux « r » roulés et aux « ié » mouillés, j’aurais parfaitement compris qu’elles souhaitaient procéder à un concours de baisers, m’instituant juge pour les départager.

La charmante victorieuse m’aurait entraîné dans les toilettes sordides du БАИБИ et je me serai réveillé le lendemain, dans ma chambre vide remplie d’une terrible migraine, mais la tête fourrée d’images capricieuses et obscènes révisant la constante des Balkans : c + 2S² = XE (petit cul + gros seins = extase d’enfer). Sur ma main, une adresse e-mail écrite grâce au bic que je n’avais pas manqué d’emporter.

L’imagination est mère de toutes les frustrations. Quand ai-je compris que la soirée n’allait pas exactement se dérouler comme fantasmé ? Peut-être quand le responsable des achats m’a annoncé que nous souperions dans un restaurant italien du Shopping Center. Sans l’interprète à ses côtés, il avait peur de se perdre. Deux mois qu’il vient une fois tous les quinze jours à Skopje et il n’a toujours pas de carte de la ville. Peut-être aurais-je dû me méfier bien plus tôt, quand il a inséré un CD dans le lecteur et que les premières notes de We Are The World ont résonné dans l’habitacle. Peut-être même encore plus tôt, quand à huit heures je me dirigeai vers le samovar, m’apprêtant au combo matinal café/clope et que j’ai croisé l’assistant :

- Ah, bonjour ! c’est bien à 8h30 que nous démarrons ? je lui demande.

- Nous sommes déjà prêts, au véhicule, on vous attend.

Ils ne m’ont pas laissé flâner dans la ville. Vous savez avec tous ces Roms qui traînent dans les rues, m’a expliqué l’assistant. L’autre fois, y a des enfants qu’ont essayé de voler mon argent dans mon sac banane…

J’ai ainsi été balloté des faubourgs de la ville aux faubourgs de la ville, le peu de découvertes filtré par les vitres teintées. J’ai vu le château, depuis une artère principale, à septante kilomètres à l’heure. J’ai vu le pont pittoresque. De loin. Et de la même distance les ouvrages de béton massifs de l’ère communiste.

Pour passer le temps, je déchiffrais tous les panneaux que nous croisions, butant sans cesse sur les Ч et les њ. J’ai encore beaucoup de progrès à faire en cyrillique. Quand j’ai demandé à l’interprète la signification d’une lettre, à ma pauvre oreille, elle a répondu tch. J’ai dit (stupide) Ah… il y a deux tch alors et elle m’a répondu Non, c’est tch et tch. Hum… A mon tour d’être limité et de devoir sourire d’embarras pour me défaire d’une situation gênante (cfr Correspondances).

Nous sommes un moment passés dans le centre-ville. Enfin, peut-être. Le soleil s’était déjà couché et il y a des chances pour que ce fût beau. Je ne le saurai jamais.

Je crois que je suis juste mal tombé, juste en mauvaise compagnie. Le summum de la soirée à été ce moment où la lumière s’est tamisée chez Gino. Pour situer l’endroit, il s’agit d’un restaurant italien à peine plus luxueux que le Cafe Pino du Shopping Cora de Rocourt. Mes no limit de camarades avaient commandé une pizza à la pancetta (qui m’a tout eu l’air d’être du lard), tandis que moi, le fou malade excentrique, j’ai opté pour des médaillons de bœuf façon locale. Quelle audace ! Quel guedin ! Bref, on a tamisé la lumière et par ironie, j’ai lâché :

- Ah ! Quelqu’un va faire sa demande de mariage chez Gino !

- Ah oui, c’est beau ici… a répondu l’assistant avec le plus grand sérieux (avec un sérieux dont il ne s’est pas séparé de toute la journée ; ce mec aurait dû devenir nonne).

Il est 21h. Avec la soirée que j’avais prévue, je n’ai pas emporté de bouquin, pas de musique, rien. Je pensais que je n’en aurai pas le temps, que j’aurai bien mieux à faire. Le bic que j’avais glissé dans ma poche aurait dû servir à une blonde pour me laisser son mail après une macédoine de langue.

Me voici donc à Petroveć, dans une chambre dépouillée avec salle de bain privative – ce que je suis obligé de considérer comme un luxe. En train d’écrire sur du pq pour éviter de passer la soirée à essayer de battre mon record ridicule au Snake Xenzia. Le sommeil ne viendra pas. Il n’avait pas été invité au БАИБИ.

L’imagination est mère de toutes les frustrations et je vais éponger les miennes sur la prochaine feuille de ce papier simple épaisseur.

Petroveć

20 janvier 2010.

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